Loyers commerciaux : le bon, la brute et le truand

Un air de Far West plane sur le secteur Horeca bruxellois, tantôt adulé par certains, tantôt vilipendé par d’autres. Parmi les griefs : l’augmentation des loyers. Et pourtant le secteur demeure dynamique et plein de promesses. Décryptage…

Date de l'article: 3 Mai 2024

Un air de Far West plane sur le secteur Horeca bruxellois, tantôt adulé par certains, tantôt vilipendé par d’autres. Les crises à répétition lui assènent des coups durs réguliers, et le chaos est annoncé chaque jour comme plus imminent. Les appels à l’aide sortent des arrières boutiques feutrées et s’affichent en grand format télévisé, comme pour montrer ce mal latent qu’on ne saurait voir. Chacun y ira de sa propre analyse, pointant quantité d’explications à ce marasme ambiant, plombant l’atmosphère comme la météo de ce printemps 2024, avec parmi les griefs : l’augmentation des loyers. Et pourtant le secteur demeure dynamique et plein de promesses. Décryptage…

Loyers commerciaux, trop chers ?

Poser la question, c’est déjà y répondre partiellement, même s’il serait évidemment réducteur de pointer du doigt le niveau des loyers commerciaux comme seule source aux tracasseries sans fin du secteur Horeca. Mais il est évident qu’un loyer trop élevé, participe, à sa manière, au déclin lent et certain d’un établissement. Mais avant de parler d’un loyer « trop élevé », encore faudrait-il savoir à quoi cela correspond, et sur quels critères l’évaluer, la tâche se devant d’être nuancée, à charge et à décharge. On peut en tous cas affirmer sans crainte qu’on a touché ces derniers mois un plafond absolu. Les loyers ont en effet fortement augmenté, surtout et avant tout par le jeu de l’indexation, jusqu’à atteindre des niveaux records. La pratique du marché Horeca nous prouve toutefois que les loyers sont actuellement systématiquement négociés, en valeurs absolues, ou en termes de gratuités et/ou progressif et/ou intervention travaux du Bailleur. Mis à part le secteur en plein boom des chaînes de fast-food, crevant tous les records, la majorité du secteur Horeca qualitatif souffre et cherche à réduire ses coûts quel qu’en soit le coût.

Typologies d’Horeca et loyers commerciaux

Disons que tout local commercial possède une valeur théorique, une sorte de « loyer de référence », basée sur ses attributs et sa position géographique. Le loyer est d’ailleurs fixé librement, n’est nullement encadré par une quelconque loi, et représente la contrevaleur financière à la prise d’occupation d’un local commercial par un locataire. Il répond en outre à la loi immuable de l’offre et de la demande. Ce loyer de référence est déterminé par la surface au sol, le linéaire vitrine, la présence ou non d’un étage ou d’escaliers, le type de vitrine / façade, les caractéristiques propres du local, mais surtout et avant tout par sa position géographique dans un environnement commercial donné, la niveau de demande dans ce même environnement, le côté de la rue passant ou moins passant où il est situé, et singulièrement pour l’Horeca, la possibilité ou non d’une terrasse, voire l’affectation urbanistique (« utilisation ») attachée au local envisagé, car un « permis Horeca » bien placé octroie d’emblée un supplément de valeur 

Un régime de liberté contractuelle prévaut dès l’instant où un bailleur souhaite louer un local commercial, et qu’un candidat locataire souhaite le prendre à bail. C’est un duel dont l’issue doit être gagnante pour les 2 parties. S’enclenche alors une négociation pouvant déboucher sur un accord bipartite équilibré, l’un accueillant en ses murs un locataire jugé comme étant de qualité, l’autre obtenant un loyer jugé raisonnable, et parfois, des incentives financiers de la part du bailleur afin d’être soutenu dans son développement (gratuités de loyer, loyer progressif, …). Mais cette opération ne sera bénéfique que pour le locataire ayant mené les négociations, rien ne prouvant a contrario que les locataires qui lui succéderont pour ce même local partageront le même avis sur la qualité du bail qu’ils reprendront, sans avoir pu le négocier eux-mêmes à l’aune de leur propre projet.

Mais vous l’aurez constaté : chaque typologie d’Horeca ciblera certains types d’environnements. Ainsi, certains concepts mass-market nécessitent un flux permanent, avec à la clé, des marges plutôt confortables, du staff souvent moins qualifié et de sérieuses économies d’échelle. Ceux-là seront précisément ceux qui seront disposés à payer les loyers sensiblement plus élevés. On parlera ici des chaînes en tous genres, fast-food et fast-good, et il y en a pléthore sur le marché bruxellois. A contrario, certains concepts plus cadrés, alternatifs ou pointus cibleront d’autres quartiers, plus qualitatifs et moins passant, visant la qualité au contraire de la quantité, cherchant soit une certaine forme de prestige, soit précisément à s’éloigner des rues à grand gabarit n’accueillant que la masse à revenus plus modérés. Ces prétendants seront logiquement moins enclins à payer de gros loyers, leurs marges étant plus réduites et le staff requis nécessitant un niveau de qualification plus élevé, sans pouvoir bénéficier par ailleurs d’économies d’échelle. Ainsi, l’approche d’un locataire par rapport à un loyer s’opérera logiquement sur deux axes : le premier étant le quartier et sa valeur intrinsèque, le second étant le type de concept qu’il souhaite développer. Ainsi, une chaîne international de fastfood ne ciblera jamais, à titre d’exemple, le quartier ixellois du Châtelain, certes sympathique, mais loin d’être assez passant, tandis que le nouveau concept de fine-dining ultra trendy dont on parle partout ne cherchera pas à s’installer dans les ruelles touristiques voisines de la Grand-Place. C’est du bon sens, mais autant le re-préciser. 

Les bailleurs, tous des voleurs ?

Accroche volontairement ambiguë, il est vrai, afin d’ouvrir le débat. À leurs niveaux, les propriétaires et bailleurs assument évidemment une lourde responsabilité, à travers le prisme des loyers qu’ils exigent et touchent, dans ce que le secteur Horeca devient, mais ils n’en sont pas toujours conscients. Et c’est là que la fiction peut rejoindre la réalité, sous un air d’Ennio Morricone, entre bons, brutes et truands, quand ce ne sont pas leurs courtiers qui les poussent à aller toujours plus haut, appâtés par le gain de grosses commissions pour les uns et de taux de rentabilité rêvés pour les autres, dans un climat économique pourtant sous pression. Le « easy money » est souvent un atout décisif contre lequel aucun raisonnement construit et humain n’aura de chance d’aboutir.

Tout vérité n’est pas bonne à dire, mais osons affirmer que certains propriétaires exagèrent dans leur quête du gain toujours plus élevé, à presser leurs locataires jusqu’à la pulpe et systématiquement pratiquer l’augmentation là où c’est possible, à chaque occasion légale, à chaque mutation ou à chaque opération affectant la vie du bail commercial. Et certains courtiers n’hésitent pas non plus, sans honte, à tirer les curseurs vers le haut et à abonder dans le même sens, quitte à plomber leurs propres candidats locataires, noyés de statistiques prometteuses et toujours très théoriques quant à ce quartier ou cette rue pleine de potentiel. Il en résulte souvent une forte rotation de locataires sur un même emplacement, ne pouvant plus assumer un loyer surévalué, s’envolant par ailleurs avec les indexations élevées que nous connaissons. Et ce n’est pas rendre service à un propriétaire que de le conseiller en ce sens, son immeuble perdant à terme toute crédibilité, tout comme ce n’est pas rendre service au marché que de gonfler artificiellement les loyers commerciaux, créant une bulle spéculative qui amènera tôt ou tard une sévère correction. Enfin, pratiquer le loyer élevé de manière méthodique et systématique tend à uniformiser l’offre Horeca vers un panel assez répétitif et de très maigre qualité, à l’image de toutes les rues commerçantes du monde partageant les mêmes marques. Quelle tristesse et quel manque de variété. Et voici la brute et le truand démasqués, bien qu’on ne puisse pas leur en vouloir, car c’est après tout leur « business ». Mais ils s’en mordront tôt ou tard les doigts, devant peut-être bientôt fêter leurs événements familiaux et leurs sorties entre amis dans les seuls Horeca qui résisteront à leurs assauts : des salles bondées de fast-foods aux odeurs de graisse saturée. Nous forçons bien sûr un peu le trait, mais avec un brin d’anticipation, c’est le risque réel que nous courrons tous.

Notre pratique du marché nous prouve que l’Horeca des grandes villes a besoin d’une mixité de concepts. Et pour que cette mixité salvatrice perdure et serve de substrat a quantité d’initiatives, de nouveaux projets prometteurs et d’histoires humaines enthousiasmantes, véritable valeur ajoutée dans les environnements urbains, cela nécessite de garder les hauts loyers pour les artères dites « AAA », et d’accepter de performer moins sur des artères secondaires, laissant les exploitants développer leurs talent et créativité en échange de niveaux de loyer plus modestes. Cette boucle vertueuse n’a que du bon, et certains l’oublient malheureusement. Nous avons d’ailleurs constaté (tout comme vous ?) l’apparition de quantité de nouveaux concepts et d’opérateurs privés à haute valeur ajoutée à Bruxelles, dans l’ère récente post-covid, mais pourquoi un tel boom ? Tout simplement car la faillite des uns a mis sur le marché des occasions inratables qui restaient jusque-là inaccessibles. De la même manière, des loyers accessibles et réalistes permettent le développement de concepts qualitatifs et pérennes qui n’auraient jamais vu le jour avec ces mêmes loyers gonflés aux stéroïdes.

Quant aux « bons », ils ne sont pas fondamentalement meilleurs que les brutes ou les truands, car ils cherchent aussi avant tout la rentabilité et ne visent nullement le bénévolat, mais ils ont simplement développé une capacité d’écoute et d’empathie envers leurs locataires, et apprécient la ville, son énergie et ceux qui la font quotidiennement. Pour eux, cela n’a pas de prix de vivre dans une ville dynamique et originale, c’est ce qui fait d’ailleurs la valeur ajoutée d’un quartier et induit la qualité de vie d’un environnement urbain : ses petits boutiques et ses jolies terrasses de quartier. Et cela vaut tout l’or du monde. Et ils ont peut-être tout compris…

Mais ne tapons pas sur le seul clou des propriétaires et bailleurs, car sans eux, il n’y aurait pas de commerce et pas de vie dans la ville. Et si l’on tape sur eux malgré tout, il conviendra d’encore taper sur la tête de beaucoup d’autres acteurs faisant la joie des villes et des commerces : les Politiques, les Brasseurs, les administrations, et j’en passe ! Bref, rien n’est absolu, tout est nuancé, et si l’on peut s’émerveiller de ce secteur Horeca qui n’a de cesse de se battre et continuer à essaimer la ville de projets réjouissants, les propriétaires doivent assumer leur rôle avec ouverture d’esprit et compréhension. Personne ne leur demande de jouer les bienfaiteurs pour des locataires sans qualité ni respectabilité, mais il serait temps qu’ils comprennent leur rôle dans cette mécanique quantique qui agite le cœur des villes, et qu’ils réalisent leur pouvoir positif. Affaire à suivre…

 

Par Grégory SORGELOOSE 03-05-2024